Tribune parue dans le JDD, signée de députés de la NUPES, des syndicalistes et des enseignants
Le lycée professionnel s’apprête à subir l’une des réformes les plus importantes de ces dernières décennies. Fait rare : le projet a la singularité de faire l’unanimité contre lui, chez les enseignants et dans leurs représentations syndicales, qui appellent toutes à la grève le 18 octobre.Qui se soucie du lycée professionnel en dehors de celles et ceux qui y travaillent, de celles et ceux qui y étudient ?
Aucune réforme n’a provoqué de mobilisations d’ampleur dans l’opinion publique. Il y aurait pourtant eu de multiples raisons de s’indigner. Mentionnons-en une, et pas des moindres, la diminution drastique (près de 30 %) du nombre d’heures consacrées aux enseignements généraux : français, histoire-géographie, mathématiques, etc., en 2019. C’est dans l’indifférence générale donc que le ministère Blanquer a montré tout son mépris pour ce segment du système éducatif, et dans l’indifférence générale encore que son successeur, Pap N’Diaye , s’apprête à lui porter un coup fatal.
Si peu s’en soucient, c’est peut-être parce qu’ils ne connaissent pas bien le lycée professionnel ; peut-être aussi parce qu’ils peinent à le considérer à égale dignité avec le lycée général, pour lequel le moindre changement dans un programme scolaire fait la une des médias : les diminutions drastiques des heures de français, d’histoire-géographie et de mathématiques en 2019 n’ont pas eu d’écho alors qu’elles étaient les prémices de la réforme annoncée aujourd’hui.
Résumons la réforme annoncée en grande pompe par Emmanuel Macron le 13 septembre au lycée Eric Tabarly des Sables d’Olonnes. Le ton a été donné par l’attribution d’une double tutelle au lycée professionnel : le ministère de l’Éducation, et celui du Travail. Un chantier chapeauté par la secrétaire d’État Carole Grandjean. Acte-t-on que les 650 000 lycéennes et lycéens de la voie professionnelle ne seraient pas pleinement élèves et que le ministère de l’Éducation n’en aurait la charge qu’à moitié ? Travailleurs ou élèves ? Il faudrait savoir.
Tout cela n’augurait rien de bon et le contenu de la réforme est à la hauteur des inquiétudes. En voici les principaux points : priorité donnée à l’apprentissage ; augmentation (de près de 50 %) du temps de stage, laquelle induit une baisse de la valeur des diplômes des élèves, rendant impossible la poursuite d’études, une perte de qualifications qui, jusqu’ici, leur garantissaient certains droits dans le cadre de conventions collectives ; révisions locales des cartes de formation pour les adapter à la demande du marché, et autonomisation des établissements (le grand credo néolibéral !), dont les conseils d’administration pourront être dirigés par des chefs d’entreprise, afin que ces derniers déterminent localement leurs besoins.
Passer moins de temps sur les bancs de l’école, voilà qui acte le désintérêt complet du gouvernement pour la formation générale des élèves issus des catégories populaires. Après tout, à quoi bon connaître la Révolution française ou jouer Molière quand on se destine à une carrière d’ouvrier ?
Il est vrai qu’en Macronie opère encore « la magie de l’atelier où on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier » disait Agnès Pannier-Runacher avec des paillettes dans les yeux le 11 octobre 2021. Doutons que les milliers d’enseignants PLP (de professeur.e.s de lycée professionnel) laissés sur le carreau s’extasient sur une telle magie.
L’apprentissage charrie également son lot de lieux communs. N’est-ce pas utile de placer les élèves au plus près de la vie de l’entreprise, eux qui, dit-on, « ne sont pas faits pour les études » ?
On nous fait croire aussi que le contrat d’apprentissage faciliterait l’accès à l’emploi. Ce n’est vrai que si l’on oublie le nombre important de jeunes qui abandonnent avant le diplôme, que si l’on néglige qu’il discrimine les filles et les jeunes issus de l’immigration ou que si l’on ne veut voir que la réalité de quelques métiers en tension.
Surtout, avec le développement de l’apprentissage, l’État se déleste de sa responsabilité éducative en la laissant tomber aux mains du patronat.
C’est une rupture majeure avec une tradition héritée des Lumières et de la Révolution française : celle de permettre, par la régulation de l’État, un accès désintéressé aux savoirs. Quelle régression ! Auriez-vous envie que votre destin professionnel soit pris en charge par Orange ou Total ?
À ceci le gouvernement répond qu’il s’agit d’ajuster le mieux possible la formation des futurs professionnels aux besoins locaux et immédiats du marché. Mais serait-ce trop demander que de ne pas verrouiller professionnellement et désormais géographiquement l’avenir de jeunes entre 15 et 18 ans ? Trop demander encore que de transmettre la culture d’un métier qui donne du sens à son travail plutôt que de former à la répétition de tâches absurdes dont les enjeux sont incompréhensibles ?
Mais nous serions encore bien naïfs car, en Macronie, ce n’est pas à 15 ans que le jeune se détermine, c’est déjà au collège, à 12 ans, avec les « dispositifs avenir » qui préparent très en amont un tri social que l’on présentera comme un choix des élèves et de leur famille.
Ce qui se joue au lycée professionnel doit nous alerter. Il s’agit d’un renoncement à sa mission éducative et donc aussi émancipatrice. Depuis 1985 et la mise en place du Bac professionnel, ce dernier devait participer à l’objectif de démocratisation scolaire, c’est-à-dire permettre aux élèves de poursuivre des études dans le supérieur, et de cheminer dans un monde du travail selon leurs désirs et leurs histoires, dotés des droits associés à leurs qualifications. On nous dira que cela n’a pas suffisamment bien fonctionné, c’est vrai. Mais est-ce une bonne raison pour changer de cap ? Pouvons-nous cautionner la mise au pas des enfants des catégories populaires soumis au bon vouloir des patrons et au dogme de l’employabilité ? Le lycée professionnel pourrait, au contraire, devenir le lieu majeur de développement de filières de formation répondant aux besoins écologiques de produire et de consommer autrement, aux enjeux sociaux causés par le vieillissement de la population ou à l’accompagnement du handicap, aux besoins de qualification liés aux nécessités de la réindustrialisation.
C’est ce chantier qu’il nous faut mener ensemble.
Nous espérons donc une forte mobilisation ce mardi 18 octobre, parce qu’il est encore temps de stopper cette entreprise de démolition et de nous organiser pour la défense d’un service public d’éducation pour tous les enfants.